De Tchernobyl à Fukushima : existe-t-il une pédagogique du désastre ?
De quoi la panique produite par la multiplication des accidents sur plusieurs réacteurs japonais de la centrale de Fukushima suite au tremblement de terre est-elle révélatrice ? Un rapprochement permanent exercé par les citoyens, les médias et certains analystes avec Tchernobyl, comme mémoire et comme signifiant, fait problème aux autorités et aux responsables politiques des Etats nucléarisés. D’où vient cette peur de la comparaison et un tel rapprochement est-il raisonnable ? Ayant passé quinze ans de mon activité de chercheur en sociologie et en anthropologie à tenter de saisir et de transmettre l’expérience vécue de Tchernobyli, non pas les dimensions purement techniques de l’événement, mais ce vivre en zone a produit comme changement dans la vie des Tchernobyliens, je ne peux résister au besoin de porter un regard sur les événements japonais en train de se dérouler depuis l’expérience de Tchernobyl dont je suis dépositaire.
Faisons un bref rappel de la situation, qui s’aggrave d’heure en heure. Si « des émanations radioactives provenant de la centrale de Fukushima ont forcé le porte-avions américain et ses navires d’escorte, qui se trouvaient à environ 160 km au nord-est de la centrale, à se repositionner, a confirmé le Pentagone » c’est qu’une grande quantité de radioactivité s’était déjà répandue dès lundi dans l’atmosphère sous forme de « nuage » toxique. On peut donc penser que des centaines de milliers de personnes vont être exposées aux retombées radioactives et, surtout, qu’une contamination durable du territoire s’en suivra. « Le Centre d’observation des cendres volcaniques de Londres a averti sur des dangers liés à la radioactivité pour les avions survolant dans la zone » (10 régions de l’espace aérien situées au Japon, en Russie, en Chine, aux Etats-Unis et en Corée du Sud) pouvait-on lire ce matin, pendant que « d’après les experts, les particules radioactives pourraient arriver en Russie et en Alaska dans la semaine ». Le taux de radioactivité mesuré aujourd’hui au nord de Tokyo est 300 fois supérieur à la normale…
Les introuvables leçons de Tchernobyl.
Est-il raisonnable de considérer que l’on est face à un nouveau Tchernobyl ? Il semblerait que la catastrophe de Tchernobyl, dont les effets se feront sentir des siècles durant, est la seule référence culturelle et historique dont nous disposons pour aborder socialement l’accident, comme représentation, comme construction du désastre nucléaire. Les experts s’évertuent à tenter de nous expliquer que la conception des centrales japonaises est différente de celle des centrales soviétique, notamment parce qu’elles sont dotées d’enceintes de confinement, etc… Mais n’est-il pas trop tard ? La contamination est avérée, plusieurs accident de criticité se sont produits, plusieurs explosions également, ainsi que des rejets radioactifs à présent hors de contrôle. N’est-il pas raisonnable de penser, donc, que plusieurs dizaine de millier de personnes, ou peut-être plusieurs centaine de milliers, devront faire la douloureuse expérience des Tchernobyliens ? En d’autres termes, il faut déjà envisager une phase post-accidentelle durable qui fera suite à la situation de crise actuelle. Cette question est évidente dans le cas des conséquences du tsunami est paradoxalement absente des réflexions sur celles des rejets radioactifs, à l’exception des techniciens sacrifiés. Peut-être est-il plus urgent que jamais de rappeler les improbables leçons de Tchernobyl car il faut se préparer au pire : apprendre à vivre durablement en zone durablement contaminée.
Que nous a enseigné Tchernobyl ?
Leçon n°1
La perspective d’une survie durable en territoire contaminé conduit à devoir opérer une différence essentielle entre irradiation et contamination. Or, les discours se focalisent actuellement, à juste titre, sur l’irradiation dû aux rayons émis par les matières fissiles. Le problème est qu’il faut également, l’expérience ukrainienne nous l’a enseigné, prendre en compte les effets délétères sur la santé des « faibles doses » de poussières inhalées ou ingérées par l’alimentation, qui vont ensuite se fixer dans l’organisme et produire leurs effets des années plus tard. Ce terme de « faibles doses » est, de l’avis de nombreux scientifiques, devenu un abus de langage : toute petite dose, la nouvelle toxicologie nous l’apprend, produit un effet, et parfois même supérieur à celui de doses plus élevées (exemple du plomb). S’agissant des produits radiotoxiques issus des centrales (Césium137, Strontium 90, etc.), on peut dire qu’ils sont d’une toxicité phénoménale. Ainsi, aucun des trois millions d’enfants sur les huit million d’individus habitant les territoires officiellement contaminés par Tchernobyl n’est considéré par l’OMS comme sain : tout développent, nous l’avons constaté, différentes pathologies plus ou moins graves liées à un affaiblissement des défenses immunitaires. Le problème, pour évaluer la situation japonaise, est que l’expertise des véritables conséquences sanitaires de Tchernobyl n’a jamais été réalisée ; elle a même été empêchée à tout prix par l’AIEA et l4OMS qui lui est inféodée par un accord cette dernière au secret pour les questions nucléaires. Les Etats nucléarisées ne se sont pas précipités pour connaître la vérité et nous avons dû, dans années durant, nous accommoder de la « thèse des 32 morts ». Aujourd’hui encore, aucune étude globale ne rend compte des effets massifs, multifactoriels et différés de l’accident sur les populations depuis 25 ans. Seule une expertise indépendante a permis de poser les bases d’un bilan raisonnable de Tchernobyl, c’est-à-dire en accord avec les observations empiriques menées dans les hôpitaux et sur le terrain ou auprès des associations de liquidateurs (qui dénombrent 125 000 morts) : on se souviendra du sort du médecin anathomo-pathologiste Yuiri Bandajevski qui a, le premier, tenter d’établir une corrélation entre la contamination par les « faibles doses » et les maladies émergentes en Biélorussie. Il y est parvenu. Arrêté en 2001 pour des chefs d’accusation sont fallacieux dignes de l’époque soviétique, il fut incarcéré jusqu’en 2005, son Institut fut perquisitionné et l’ensemble des documents relatifs à ses travaux (disques durs, thèses, rapports) a depuis lors disparu. Il n’a jamais pu reprendre son travail.
Leçon n°2
Ce que peuvent nous enseigner les Tchernobyliens est qu’il n’existe pas de possibilité de « décontaminer » un territoire entier, qu’il soit urbain ou rural. Les autorités soviétiques s’y sont essayées sans succès. Dès lors, il n’y a pas de retour à la normale possible, pas de retour en arrière à une situation antérieure à l’accident. C’est la définition même du mot catastrophe que de dessiner un avant et un après. Mais la catastrophe nucléaire est, contrairement aux catastrophes naturelles ou même aux guerres modernes qui autorisent une reconstruction et une possibilité relative de panser les plaies et de suturer la mémoire traumatique, Tchernobyl ne connaît pas d’après. Il s’agit d’un non-événement, ou plutôt d’un événement sans fin, quotidien, qui se déploie avec la vie biologique qu’il dévore, « comme un arbre qui pousse » disaient les habitants de ce qui est devenu « La Zone ». Dans la mesure où les effets de la contamination durable s’étendent sur le vivant, et avec lui (mutagénèse, carcinogénèse, transmission intergénérationnelle), nous pouvons dire qu’ils colonisent l’avenir et n’offrent aucune possibilité d’échapper au destin tragique : aucune culture, fut-elle bouddhiste, n’est prête à affronter ce pari. Tchernobyl nous a enseigné que seul le déni du risque constitue, mais à quel prix, la possibilité de vivre e zone contaminée, à partir du moment où aucune possibilité de choix n’est offerte, notamment celui d’une alternative, d’une fuite.
Leçon n°3
La troisième leçon de Tchernobyl nous amène donc fort logiquement à questionner ce que nous faisons. Ainsi, il y a vingt-trois ans, l’explosion du réacteur n°4 de la centrale Lénine, destinée à devenir la plus grande usine de production d’électricité nucléaire au monde, eu lieu dans des conditions que nous persistons encore souvent à vouloir ignorer. Loin d’être un accident lié au hasard, la catastrophe de Tchernobyl découle de la mise en œuvre d’une véritable expérience sur le réacteur : il s’agissait de voir comment, en cas d’arrêt d’urgence du système, on pouvait utiliser le dégagement calorifique résiduel pour la production supplémentaire d’énergie électrique. Au moment de l’expérience, la puissance du réacteur chuta brutalement et il s’ensuivit, suite à une série d’opérations mal maîtrisées, une explosion thermique qui eut pour effet d’éventrer le réacteur et de provoquer un incendie de plusieurs dizaine de milliers de tonnes de graphite ultra-radioactif qui se répandirent sur l’ensemble de l’hémisphère nord. Mais il y a plus grave, et là encore, ces faits sont ignorés de la majeure partie des populations européennes, pourtant les plus directement concernées. Ainsi, le Pr. V. Nesterenko, de l’Académie des sciences du Belarus, qui fut l’un des physiciens nucléaires directement en charge de la liquidation des conséquences de l’accident a écrit : « Mon opinion est que nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l’Europe serait devenue inhabitable »1. Il avait en effet estimé, avec ses collaborateurs du département de la physique des réacteurs de l’Institut de l’énergie atomique de l’Académie des sciences de Biélorussie, que 1300-1400 kg du mélange uranium+graphite+eau constituaient une masse critique susceptible de provoquer une explosion, atomique cette fois, d’une puissance de 3 à 5 Mégatonnes, entre 50 et 80 fois la puissance de l’explosion d’Hiroshima. Il suffisait que la masse en fusion du réacteur perçât la dalle de béton sur laquelle il reposait et pénétrât dans les chambres de béton pleines d’eau pour que soient réunies toutes les conditions favorables à une explosion atomique. Une explosion d’une telle puissance pouvait provoquer des lésions radiologiques irréversibles sur les habitants d’un rayon de plus de 300 km (englobant les villes de Minsk et de Kiev, deux capitales) et toute l’Europe pouvait se trouver victime d’une forte contamination radioactive rendant toute vie normale impossible. A titre d’exemple, les retombées d’une explosion d’une puissance de 1 Mégatonne entraînent plus de 90% de mortalité jusqu’à 100 km. Pour quelle raison serait-il interdit de penser que la situation japonaise pourrait conduire au même type d’éventualité, d’autre plus que de grandes quantités d’eau ont été injectées dans les réacteurs afin de les refroidir.
Leçon de Fukushima ?
Questionner ce que nous faisons devrait être la principale source de questionnement après, ou plutôt pendant que des ouvriers et des techniciens japonais sont vraisemblablement en train de donner leur vie pour reprendre la main sur les monstres techniques qu’ils ont eux même engendré. Ainsi, comment peut-on imaginer que les systèmes les plus rationalisés que sont nos sociétés techniciennes avancées, dont le Japon fait figure de Parangon, aient pu à ce point négligé la dimension systémique du risque technique (conjugué ici à l’aléa sismique). Semblable situation s’est pourtant déjà produite en France, lorsque la centrale de Blaye, dans le bordelais, se trouva en posture critique suite aux effets conjugués de la tempête de l’an 2000 (rupture de digue) et d’une forte marée. Nos installations sont également très sensibles, on le sait, aux canicules.
La triste leçon de Fukushima sera, une fois de plus, de montrer la limite de la notion de risque comme approche calculatoire de ce qui nous menace. C’est que la catastrophe, comme occurrence et comme expérience, ne se laisse pas enfermer dans des modèles théoriques et numériques. Il est urgent d’ouvrir un nouvel imaginaire de la vulnérabilité, retrouver notre faculté d’imagination, celle d’imaginer le pire. C’est sans doute des sociétés civiles, de la prudence et du bon sens exprimés par les citoyens (et chercheurs citoyens) face à la démesure du système technique et des économies libérales, que viendra la réponse. La question apparaît dès lors sous sa véritable nature, politique, c’est-à-dire celle des choix technologiques et des effets catastrophiques qu’ils contiennent. Rappelons que le nucléaire est ou fut d’abord le choix des Etats puissants pour assurer leur domination politique et non celui des sociétés pour leur confort énergétique. C’est, depuis lors, l’histoire d’un double confinement, celui de l’atome et celui de l’information. Quand le premier fuit, la seconde n’est jamais loin. Ainsi les situations de crise catastrophiques comme celle que nous vivons – «moment du « jugement » en grec, de la révélation – agissent comme de puissants révélateurs et analyseurs de la nature des enjeux technologiques et politiques. Mais les citoyens des sociétés riches sont-ils prêts à accepter la contrepartie, non pas le « risque » d’un hypothétique accident, mais sa survenue inexorable à un moment ou à un autre. L’accident de Fukushima était, en ce sens, prévisible au sens où il fait partie du projet, il y est inclus. C’est ce que le sociologue Paul Virilio nomme accident de la substance : « Innover le navire c’était déjà innover le naufrage, inventer la machine à vapeur, la locomotive, c’était encore inventer le déraillement, la catastrophe ferroviaire. De même les aéroplanes innovent la catastrophe aérienne. Sans parler de l’automobile et du carambolage à grande vitesse, de l’électricité et de l’électrocution, ni surtout, de ces risques technologiques majeurs, résultant du développement des industries chimiques ou du nucléaire… chaque période de l’évolution technique apportant, avec son lot d’instruments, de machines, l’apparition d’accidents spécifiques, révélateurs « en négatif », de l’essor de la pensée scientifique. Alors, faire véritablement ce choix du nucléaire, ce qu’aucune société éclairée n’est en mesure d’assumer après Tchernobyl, c’est inclure la survenue de l’accident et ses conséquences à long terme. Cette idée se retrouve de manière synthétique dans la formule d’Hannah Arendt : « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. » Il va donc sans dire que l’augmentation de la durée de vie des centrales, la précarisation du personnel (voir les travaux d’Annie Thébaud-Mony sur les intermittents du nucléaire) sont des facteurs objectifs de production d’une vulnérabilité extrême dans les sociétés nucléarisées… et plus largement pour l’humanité entière.
Fukushima sera désormais, après Tchernobyl, l’expression d’une défiance à l’égard de la toute puissance du progrès technique, expression que l’anthropologie A. Gras avait saisi toute entière dans le titre d’un ouvrage éponyme : fragilité de la puissance.
Frédérick Lemarchand, sociologue
Co-directeur du pôle RISQUES, Maison de la recherche en sciences humaines, Université de Caen
Membre du Conseil scientifique du CRIIGEN